Ne vous fiez pas à leur nom de scène, Internet Girl est, en réalité, l’improbable boys band composé du chanteur Ntsika Bungane (alias TK), flanqué des producteurs Matty “Neese” Brugess et James Smith, alias Griggs. Les trois jeunes hommes nous ont accordé un entretien à l’occasion de l’édition 2024 des Transmusicales de Rennes, tout juste avant leur très attendue performance au hall 4 du Parc des expositions. Polis, réservés, ces trois garçons n’incarnent pas tout à fait l’image que l’on se fait de punk rockers. Leur musique ne reflète pas, non plus, les sonorités actuelles que l’on associe généralement avec l’Afrique du Sud. Pour être tout à fait honnête, notre échange semblait être une succession de contradictions. Pourtant, ce sont bien ces paradoxes qui font le charme du groupe (avec la cocaïne si l’on se tient aux paroles de leur titre « cokehead »). Leur punk est imprévisible pour l’éternité et l’identité d’Internet Girl semble bâtie autour de ce tiraillement entre authenticité et apparence.
Une mauvaise influence, à reproduire le plus possible
Contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’un groupe punk, Internet Girl n’est pas ouvertement politique : « on ne veut pas faire de leçons, on n’est pas là pour dire aux gens quoi faire ou penser », rassure TK, auteur des textes du groupe. En fait, il s’agit moins d’un appel collectif à la révolte que d’un encouragement des formes d’émancipations, individuelles. « On encourage les gens à se lever et à faire quelque chose d’eux-mêmes, pas forcément à renverser le système » précise TK. « En fait, nous appelons à l’action. »
Pourtant, il est difficile de nier le caractère anti-système et hautement incendiaire de leur démarche. « On se bat au sein de notre espace, car on s’est toujours sentis déconnectés de la scène locale » justifie Neese. « On ne se sentait pas représentés parmi les artistes et le public en Afrique du Sud. À ce titre, on pourrait être qualifié d’anti-système. » Le groupe assume volontiers son ostracisation, préférant passer du temps ensemble chez eux ou à la plage, en évitant soigneusement les clubs.
« Je suis sur mon téléphone jusqu’à la fin de la soirée. C’est beaucoup plus sympa », (“I’m on my phone, until the party ends. It’s way more fun”), chantent-ils dans « popstar ».
Dans un pays où l’amapiano, l’afrobeats et le hip hop occupent une place dominante, tandis que le gqom, la deep house ou le kwaito façonnent solidement la scène alternative, il reste peu de place pour un trio de punks dans ce paysage musical : « en fait, il est très difficile de trouver des salles, mais les choses se développent au Cap. Je pense que ça bouillonne. Nous avons une petite communauté qui organise des concerts, et ils sont de plus en plus fréquents » explique TK. Internet Girl parvient à trouver le chemin vers son public grâce à des festivals comme Rocking the Daisies au Cap ou House of Vans, à Johannesbourg. Le groupe peut également être aperçu dans des salles comme Smoking Kills à Johannesbourg ou The Factory au Cap, que Neese décrit comme « intime et moite ».
« Il y a des groupes cools qui émergent de cette petite scène. Même si cet espace ultra-alternatif dans lequel nous évoluons est particulièrement restreint. Il n’y a pas beaucoup de monde, et c’est vraiment ce qu’on espère changer » confie Griggs. « C’est parce qu’on a organisé nos propres évènements qu’on a pu donner notre premier concert au Cap. À partir de ce moment, les choses ont commencé à évoluer » se souvient Griggs. « On essaie de montrer ce changement d’attitude dans notre pays. »
Actuellement, leur public initial reste américain, bien qu’ils n’aient pas encore donné de concerts aux États-Unis. Rien de très surprenant pour le groupe : « on a signé un contrat avant même notre première performance ensemble » se targue TK. Une chance qui ne découle pourtant pas de privilèges spécifiques à leur milieu social. Le groupe s’est souvent dit désabusé par la brutalité de l’industrie musicale. Leur titre « Brokeboy » fait référence à cette expérience partagée. « On a traversé des périodes difficiles » se souvient Griggs. Il y a eu des moments où on n’avait pas un rond, et d’autres, au contraire, où on s’en est fait un max. »
Les membres d’Internet Girl ne sont pas issus à proprement parler de la culture punk. En fait, le trio a même commencé avec de la trap « parce que c’était plus en vogue » admet Griggs. « On était tous des rappeurs SoundCloud à l’époque » sourit TK. Animés par un désir d’authenticité, leur style a évolué vers un rapport d’affirmation plus frontal. « Aujourd’hui, nous sommes plus emballés par la dernière chanson qu’on vient d’écrire que par nos anciens titres d’il y a deux ou trois ans » confie Griggs. « On a parfois du mal à s’identifier à ces anciens morceaux, même si notre public vient parfois pour les entendre parce que c’est ce à quoi ils se sont attachés. Mais désormais, on impose nos nouveaux sons. »
Un son authentique et une image soigneusement étudiée
Sans pour autant trahir leur musique pour sacrifier aux attentes du plus grand nombre, l’image du groupe est léchée et soigneusement étudiée : « si votre présence sur les réseaux sociaux est merdique, personne ne viendra aux concerts » certifie Griggs. « L’époque où The Weeknd s’est fait connaître sans que personne sache à quoi il ressemblait est révolue. Tout le monde parlait de lui de bouche-à-oreille. Il n’y avait pas encore cette nécessité de se renouveler en permanence sur les réseaux sociaux. Désormais, si un artiste ne met pas au point une stratégie marquante qui va permettre d’établir un lien à travers des contenus courts, il va galérer. » Leur morceau « Government name », dont la brièveté répond aux exigences de TikTok, s’inscrit dans cette stratégie. « On est des accros d’Internet », admet Neese. À travers leur présence sur les réseaux sociaux, les membres du groupe se sont forgé un solide public en tirant parti des outils appréciés par leur génération. Leur canal Discord leur permet d’interagir directement avec cette communauté, séduite par l’esthétique White trash finement orchestrée par le trio sur Instagram.
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Bien que le groupe ait réussi à se faire une place dans un environnement qui n’était initialement pas réceptif à leur style, Internet Girl reste soumis aux exigences de l’industrie musicale. En réalité, l’interaction parasociale à laquelle ils font référence dans l’EP Parasocial Interaction se rapporte non seulement à la relation qu’ils cultivent avec leur public, mais aussi à celle qu’ils entretiennent avec les professionnels du secteur autour d’eux. « Ce n’est plus aussi vrai que ça l’était auparavant, mais quand nous venions de nous installer au Cap, il y avait tout cet engouement en ligne avec notre label à l’étranger » raconte Griggs. « On n’arrêtait pas alors de nous contacter, mais on ne recevait pas la même reconnaissance chez nous, ce qui a créé une sorte de désillusion à l’égard de cette industrie. »
Toutefois, le groupe parvient à se soustraire de certaines attentes. Il y a bien un paradoxe entre leur nom de scène, « pas si profond » selon Griggs, et l’énergie qu’ils dégagent. Une attitude perceptible dans leurs paroles « They treat me like a boss, they treat you like a baby », chante TK dans « Boss », leur image, ainsi que présence sur scène : « On puise dans notre côté sauvage et animal en concert », Griggs explique. Une électricité sur scène qui est devenue un véritable trait, caractéristique de leur musique. « Ce qui m’inspire, c’est sentir l’homme en moi et le faire ressentir aux autres » assène tranquillement TK. Récemment, c’est carrément sa passion pour l’histoire militaire et sa fascination pour Napoléon qui rejaillit dans les productions du groupe. Leur passage aux Transmusicales n’y a pas fait exception.
Toutefois, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit ici d’une performance délibérée, forcée et fantasmagorique, destinée à provoquer une forme de catharsis : « C’est ce que ressent TK, mais on ne se comporte pas comme ça dans la vie de tous les jours » souligne Neese. On aurait tort de prendre leur provocation au premier degré. Le plus souvent, les paroles de leurs chansons sont imprégnées d’une certaine dose d’ironie non dissimulée. TK tourne en dérision la masculinité toxique dans leur titre « Role Model » : “These rappers saying everything I put out’s hella gay. I told ’em said I’ll fuck you till you love me, that’s us. You heterosexual pick me, you too leng, I’d cuff” (« Ces rappeurs disent que tout ce que je sors est super gay. Je leur réponds que je les baiserai jusqu’à ce qu’ils m’aiment, c’est notre style. Leur posture hétérosexuelle tellement excitante, je suis chaud »)
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Pulsionnel, libre et déroutant
« Nous voulons incarner les sonorités alternatives qui sortent du continent africain dans son ensemble », déclare Griggs. Pour s’extirper de la niche obscure à laquelle ils appartiennent, le groupe est prêt à des compromis. Griggs explique vouloir créer « un mélange de sons inédits avec une présence sur scène inégalable », quelques heures avant d’interpréter « Song 2 » de Blur. Pour autant, Internet Girl ne renie pas ses origines sud-africaines. Dernièrement, le groupe essaie d’intégrer une des nombreuses langues parlées en Afrique du Sud. « On a écrit une chanson il y a une semaine avec du vernaculaire, révèle TK. C’est frais et ça sonne bien ». L’exercice reste, néanmoins, toujours en phase d’expérimentation, comme l’explique Neese : « Pour un pur anglophone, on dirait qu’on marmonne. S’il lit les paroles, c’est cool, mais à la première écoute, ça sonne comme de l’anglais incompréhensible. »
Quoi qu’il en soit, le trio a bien réussi à se frayer un chemin sur la scène internationale et sud-africaine tout en conservant sa singularité. Leur charme réside dans leurs contradictions. Que ce soit à travers leur son, leur image ou les paroles de leurs morceaux, l’authenticité d’Internet Girl est le fruit d’un travail minutieux, pulsionnel, libre et déroutant.
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